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Friday, December 9, 2016

Oscar Wilde en son (Petit) Palais

Pénétrer dans la première exposition française consacrée au talentueux Oscar Wilde, c’est entrer dans un monde où tout n’est, en apparence du moins, qu’« ordre et beauté,/Luxe, calme et volupté ». C’est s’introduire dans l’existence de Wilde telle qu’elle fut saisie par l’objectif des photographes, le pinceau des peintres, le crayon des caricaturistes, la plume des écrivains, mais aussi à l’intérieur d’un temple, le « Palais de l’art » (écrit en 1832 et révisé en 1842) cher au poète Alfred Tennyson et propice au recueillement.



Portrait d’Oscar Wilde. Wellcome, CC BY

Différant le moment d’en venir à des considérations strictement biographiques, les commissaires ont convoqué dans les premières salles des preuves manifestes de la supériorité des belles formes : le Saint Sébastien de Guido Reni, percé de deux flèches discrètes, trône aux côtés de Love and the Maiden, de John Roddam Spencer Stanhope ou d’Électre à la tombe d’Agamemnon, de William Blake Richmond. Loin de la laideur matérielle et positiviste qui lui tint lieu de repoussoir, l’immatérialité de l’art s’offre aux regards, son artifice aussi, par quoi on entendra ici la vérité de ses mensonges.


En cette fin de siècle, l’esthétisme, la doctrine prônée par Walter Pater, l’auteur de La Renaissance, ainsi que par William Morris, s’apprêtait à verser dans le décadentisme, son double vénéneux et épuisé.

On songe à l’exposition « Beauté, morale et volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde », programmée au Musée d’Orsay en 2011. Les écrits de Wilde y étaient pareillement reproduits à même les murs. Creux et profonds, ses aphorismes et autres paradoxes scandent le parcours au sein du Petit Palais davantage qu’ils ne jalonnent la progression. C’est que les saillies wildiennes sont réversibles, comme un gant de chevreau, mais également intemporelles, participant de cette « impertinence absolue ».


L’insolence, pour le dire avec Maurice Blanchot, est « un moyen d’être égal à soi et supérieur aux autres dans toutes les circonstances où les autres semblent l’emporter sur vous. C’est aussi la volonté de repousser le convenu, le coutumier, l’habitude. » Habité par le syndrome du colonisé rêvant de conquérir la métropole, Wilde l’Irlandais (se) posait en s’opposant aux Anglais. Pour cela, il lui fallait se montrer constamment à son avantage, d’où sa garde-robe, ses cannes, ainsi que les fleurs, lys, œillets, tournesols, qu’il tenait à la main ou arborait à la boutonnière.


Mais Wilde fut plus qu’un effet de mode. En témoigne son superbe portrait en pied, que l’on doit au peintre américain Harper Pennington. Exécuté en 1884, il en dit long sur sa façon d’en imposer par sa morgue, sa présence, sa densité. Rien d’efféminé chez lui, bien au contraire. Sa figure, « rare et colossale » sur « un corps énorme » à en croire Henri de Régnier, évoque le portrait par Man Ray de Sade, autre scandaleux qu’on enferma.



La tombe d’Oscar Wilde au Père Lachaise. JHvW(talk)/Wikimédia, CC BY-NC-SA

Tout à coup, l’énormité de son intelligence vous pétrifie et vous écrase, à l’image de ce que sera sa stèle monumentale au cimetière du Père-Lachaise. Pour un peu, elle semblerait à l’étroit dans le dispositif scénographique co-conçu pour l’exposition par Merlin Holland, petit-fils de Wilde.


Même sensation avec les extraits d’adaptations cinématographiques de Salomé, diffusés sur le sol d’une des salles. Confinée dans un espace vraiment réduit, la célèbre danse des voiles peine à exprimer son pouvoir de fascination. L’espace d’un instant, on voudrait repousser murs et parois, de sorte que la geste wildienne se déploie dans toute sa splendeur.


Mais on se ravise, en considérant que la « vie secrète » des Victoriens eut pour cadre l’envers du décor, à savoir ces alcôves, chambres d’hôtels de passe, ruelles malfamées de l’East End où se pratiquait la drague, renfoncements obscurs, enfin, semblables à ceux aménagés au sein de l’exposition, où le visiteur est invité à se retirer pour écouter et voir les mots et les images d’un Wilde désormais saisi par une autre débauche, de la médiasphère celle-là.


Cette « vie secrète » à base de dissimulation et de clandestinité, dans le cours de laquelle la bonne société jouait à cache-cache avec sa respectabilité, on la trouve rapportée dans The Secret Life, chef-d’œuvre d’une littérature pornographique destinée à circuler « sous le manteau ».



La danse des sept voiles, version Rita Hayworth.

Les onze petits volumes de plus de quatre mille pages passent en revue les pratiques sexuelles d’un certain Walter ; la sodomie, source majeure d’angoisse et de culpabilité, en faisait bien sûr partie. L’un des clous de la riche collection réunie dans l’exposition est la carte de visite laissée par le marquis de Queensbury, le père d’Alfred Douglas (amant de Wilde). On y lit encore les mots désignant la soi-disant infamie : « Pour Oscar Wilde posant au somdomite » (sic).


Ce méchant secret, Wilde le nommait dans ses comédies à défaut d’en présenter la teneur. The Importance of Being Eearnest (Il importe d’être constant) fut placée par lui sous le signe du « bunburysme », doctrine pro domo selon laquelle on peut s’appeler « Constant à la ville et Jack à la campagne », en toute impunité, ou presque. La toile Night and Sleep, signée Evelyn De Morgan, fait de même en représentant le revers du jour, sous la forme, elle-même dédoublée, de deux jumeaux s’étreignant au-dessus du monde, le premier « déployant le manteau des ténèbres, tandis que l’autre laisse tomber de ses mains distraites les pavots léthéens en une averse écarlate » (Oscar Wilde in Essais de littérature et d’esthétique, 1855-1885).



Salomé par Aubrey Beardsley.

Et puis le cœur se serre en songeant à l’épreuve que fut l’enfermement, dans la cellule C 3.3. de la geôle de Reading, à la suite du retentissant procès pour homosexualité de 1895. Demain serait-il écrit ? Toujours est-il que sans savoir ce qui l’attendait, Wilde méditait, dès 1889, sur l’association entre poésie et prison, à propos de l’injuste emprisonnement « pour une noble cause » dont avait fait l’objet un de ses contemporains, un poète du nom de Wilfrid Blunt. Ainsi que sur « l’admirable effet » (sic) produit par l’incarcération sur les sonnets de Blunt, conférant à leur exiguïté structurelle « force et profondeur ».


Fort et profond, le créateur de Dorian Gray fut froidement émasculé, sans l’ombre d’un remords. On revient alors sur ses pas, pour se pencher une dernière fois sur le manuscrit autographe de De Profundis, rédigé pendant la captivité. Finement tracés sur un papier gris bleuté, des mots minuscules se pressent les uns contre les autres. Rien ne les distingue, sinon un soulignement ondulé et hésitant, de loin en loin. Mais tout les constitue en « blocs de sensations » (Deleuze), en puissants condensés de mobilisation et d’interpellation.


C’est le début d’une longue lettre où Wilde disserte sur l’ingratitude de son « cher Bosie » (le surnom d’Alfred Douglas), ainsi que sur leur « lamentable et fatale amitié ». D’emblée, il entend contraindre l’ingrat à « lire et relire » la lettre « jusqu’à ce qu’elle tue [sa] vanité ». L’humilité de la supplique, montant des profondeurs du désespoir, étreint autant qu’elle indigne. Pudique, elle pointe la cruauté des blessures infligées et reçues : dans le prénom Oscar, n’entend-on pas le substantif « scar », la cicatrice ? Et si c’était par sa discrétion même, sa retenue, que l’icône gay brillait pour de vrai ? Ultime paradoxe, en somme…



Night and Sleep, par Evelyn de Morgan.

La mondialisation : espérance pour les nations, avenir pour l’Europe

La mondialisation apparaît aujourd’hui, dans l’espace occidental comme une source majeure de disruption. Elle met en contact direct et sans ménagement la diversité de nos croyances et de nos cultures en en favorisant la radicalisation.


À des inégalités de richesse entre les nations que nous étions trop heureux d’oublier elle substitue des inégalités entre nous qui nous opposent. Comment faire en sorte que ce mouvement, susceptible de charrier le meilleur comme le pire, ne conduise finalement à un « choc des espérances » ? C’est la question que nous nous sommes posée pendant deux années de recherche au Forum des Bernardins. Les évènements qui se sont bousculés au cours des derniers mois lui donnent une actualité encore plus évidente.


Une réalité irréversible et ambivalente


La mondialisation nous est apparue comme une réalité irréversible, issue des progrès de la technique comme de l’interconnexion croissante de l’économie, des sociétés, des individus. Elle représente de formidables opportunités, comme en témoigne la diminution des populations en situation de grande pauvreté. Mais elle présente aussi des risques évidents : depuis les crises systémiques auxquelles expose l’interconnexion économique et financière croissante jusqu’aux risques de nouveaux affrontements issus notamment de l’accroissement des inégalités ou de l’affaiblissement des repères culturels traditionnels, confrontés les uns aux autres et dont la diversité se trouve brutalement dévoilée.


La mondialisation est ainsi perçue comme une redoutable menace par une partie de l’humanité qui en tire profit et comme une formidable opportunité par une autre, qui redoute d’y perdre.


Il nous est apparu que les règles actuelles de ce qu’il est convenu d’appeler la gouvernance mondiale, pour positive que soit leur existence et nécessaire que soit leur renforcement, ne sauraient suffire à elles seules à éviter ce « choc des espérances ». Il leur manque la capacité à proposer un avenir suffisamment convaincant à la mondialisation en facilitant la construction toujours laborieuse des compromis nécessaires, mais aussi à ce que cette construction produise du sens et une espérance progressivement partagée.


La nécessité d’une méthode


Il nous a semblé qu’une voie plus féconde, quoique plus modeste en apparence, pouvait être celle de la recherche patiente et obstinée de compromis plus partiels, plus temporaires, permettant en quelque sorte de créer une dynamique en avançant pas à pas. Ces compromis partiels et temporaires trouvent leur cadre le plus évident au niveau des nations mais aussi entre nations.


Finalement, la question de la méthode est, en réalité, centrale car elle constitue une sorte de préalable. Nous sommes convaincus que les acteurs impliqués dans la mondialisation peuvent et même doivent s’entendre sur une méthode qui permette de créer des lieux d’échanges, de dialogue des sagesses et de confrontation des attentes, pour préparer les compromis qui permettront à chacun de conserver ou de retrouver une espérance propre qui ne conduise pas au « choc des espérances ». C’est l’espérance dans la mondialisation que l’on doit accepter de chercher et de réaliser ensemble


le laboratoire européen


Les nations européennes offrent à la fois un exemple et un laboratoire de cette démarche, par les efforts qu’elles ont développés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour réaliser pas à pas ce que l’on appelle la construction européenne. Certes, cette démarche est loin d’être parfaite et nul ne peut ignorer qu’elle produit aussi de la déception, voire de la frustration et même du rejet dans les nations européennes elles-mêmes. Mais elle n’en demeure pas moins une tentative sans équivalent de produire, par le compromis entre nations démocratiques, une voie commune de pacification, de coopération et d’union dont la force d’attraction demeure exceptionnelle.


Disons-le d’une façon plus frappante : si nous désertons la construction d’une espérance par et dans la mondialisation pourquoi nous étonner que la barbarie terroriste ne vienne comme un gaz délétère, remplir le vide que nous aurions ainsi, inconsciemment peut être, laissé s’ouvrir. La question de l’espérance nous ne pouvons pas l’abandonner, quelque prétentieuse ou irréaliste qu’elle puisse apparaître. Beaucoup le peuvent, mais pas nous, héritiers des lumières et de la tradition judéo-chrétienne. Nous nous devons de retrouver le sens de ce que nous avons très largement « décidé » d’engager.


Bien plus, nous en sommes convaincus, c’est en nous attelant à cette tâche que nous pouvons espérer retrouver les clés de notre avenir. Les barbares qui occupent nos médias et qui sèment la mort pour répandre la désunion et le désespoir ne se trompent pas d’ennemis : c’est bien la construction d’un espoir pluraliste dans la mondialisation qu’ils essayent d’enrayer.


Ce texte est issu d’une réflexion de deux années du Forum des Bernardins qui vient de publier chez Herman « La mondialisation : espérance pour les nations, avenir pour l’Europe ».

La Corée du Sud en plein psychodrame national

Park Geun-hye, présidente de la République de Corée depuis quatre ans, est au cœur d’un scandale politique qui va grandissant depuis début octobre 2016 et pourrait hâter des recompositions politiques nationales dont son propre parti, le Saenuri, ne sortira pas indemne. L’affaire tient aux révélations sur le rôle et l’influence qu’exerceraient à son encontre Choi Soon-sil, amie et confidente occulte depuis quarante ans. Le quinquennat de Madame Park – déjà terni en 2014 par le naufrage du ferry Sewol, qui avait entrainé 304 morts, dont 250 lycéens, en raison de graves négligences – traverse une phase décisive tant le ressentiment populaire apparaît grand dans le pays.


Son élection en décembre 2012 avait révélé une nette fracture sociétale et générationnelle. Le choix d’élire la fille de l’ancien Général-Président Park Chung-hee, avait été interprété comme l’expression de l’inquiétude de la partie la plus âgée de la population sud-coréenne devant l’affirmation d’une modernité urbaine dans laquelle elle ne se reconnaît pas. A contrario, l’électorat le plus jeune, largement frappé par le chômage et le sous-emploi, lui avait préféré le Parti démocrate.


La proximité de la Corée du Nord, tout comme la transition politique américaine, octroient une acuité stratégique particulière à ce qui s’apparente de plus en plus à une crise du modèle sud-coréen. La faiblesse actuelle de l’exécutif sud-coréen s’accommoderait mal de poussées de tensions avec Pyongyang. L’instabilité politique et la décrédibilisation de la fonction présidentielle observable à Séoul est en effet largement commentée au nord de la DMZ, zone démilitarisée. Ajoutant la polémique au scandale, le journal nord-coréen RodongSinmum, n’a pas manqué de souligner que l’action conjuguée de la Présidente et de sa confidente ont généré les relations intercoréennes les pires de l’histoire.


Politique du vortex et « Raspoutine coréen »


Un télégramme diplomatique américain datant de juillet 2007 et diffusé par Wikileaks définissait la brutalité des mœurs politiques sud-coréennes comme la politique du vortex, soit un tourbillon intense dont on ressort laminé. Il visait ainsi les retournements brutaux de popularité des candidats à l’élection présidentielle de décembre 2007 au rythme de révélations quelquefois très intimes sur la vie privée de ces derniers. Park Guen-hye y était déjà épinglée au regard de sa longue amitié avec Choi Tan-min, un pasteur évangéliste décrit comme un « Raspoutine coréen », dont elle serait sous la totale emprise.


Dix ans plus tard, cette même accusation resurgit, s’appliquant à la relation entre Choi Soon-sil, fille de ce pasteur, et la Présidente sud-coréenne. On reproche en effet à Mme Park d’avoir associé Choi Soon-sil à l’ensemble des décisions importantes de sa carrière politique en dépit de l’absence de fonctions officielles de celle-ci au sein de l’administration présidentielle. Le scandale est né de cette influence occulte qui se serait exercée tant pour la rédaction de discours de Mme Park que dans l’accès à des données confidentielles – notamment en matière de sécurité nationale.


Les excuses de Madame Park suite aux révélations sur le rôle de Choi Soon-il n’ont satisfait ni l’opposition démocrate, ni la majorité conservatrice. La cote de popularité de la Présidente est tombée à 5 % et plusieurs responsables de sa propre formation,le parti Saenuri demandent à ce qu’elle quitte le parti. Le renvoi en cascade de nombreux conseillers de la Présidence et la tentative de nomination d’un nouveau Premier ministre, Kim Byong-joon, le 2 novembre, n’ont calmé ni les cercles politiques, ni l’opinion publique.


Connivence entre dirigeants et grands patrons


Madame Choi, revenue d’Allemagne où elle s’était enfuie, a été inculpée. Elle aurait notamment détourné d’importants fonds levés auprès de conglomérats à partir de deux fondations. Des soupçons se font jour pour savoir si elle n’aurait pas monnayé ses capacités d’influence auprès des dirigeants des grands groupes sud-coréens. Les responsables de Hyundai Motor, Lotte et Samsung ont été entendus.


Il est encore trop pour dire de quelle rupture cette crise sera porteuse. Toutefois, elle est révélatrice de l’usure d’un système politique et économique qui, depuis la fin de la guerre de Corée, repose sur des jeux d’influences et les liens de connivence entre dirigeants des grands conglomérats et cercles politiques. Cette captation du pouvoir par une oligarchie conservatrice, tout en figeant le jeu politique dans les mains d’un petit nombre, n’est pas étrangère à la montée des inégalités sociales et au profond malaise qui mine la société civile sud-coréenne.



Face-à-face tendu, le 3 décembre 2016, dans les rues de la capitale. Jung Yeon-Je/AFP

Depuis cinquante ans, la Corée du Sud n’a progressé vers la démocratie qu’au travers de crises d’ampleur dont la plus emblématique et la plus sanglante reste l’insurrection urbaine de Kwangju en 1980. Les élections présidentielles au suffrage universel direct – et non par un collège électoral – ont été obtenues de haute lutte en 1987, au terme de manifestations populaires et d’affrontements particulièrement violents.


Une Présidente aux abois


Ces affaires arrivent au pire moment pour Park Geun-hye, dont le mandat doit expirer en février 2018. La Présidente a été régulièrement accusée par une partie de l’opposition d’être sous l’influence de ses collaborateurs, dont certains oeuvraient déjà à l’époque du gouvernement autoritaire dirigé par son père de 1962 à 1979. Alors que la Constitution sud-coréenne interdit au Président en exercice de briguer un second mandat consécutif, Madame Park avait suggéré de lever cette disposition, s’ouvrant ainsi la possibilité d’une réélection.


En avril 2016, après la défaite de sa majorité aux élections législatives, Madame Park avait refusé de céder une partie du pouvoir exécutif, en remaniant son gouvernement pour y faire entrer des personnalités appartenant à l’opposition démocrate. Qu’elle ait évoqué un gouvernement d’union nationale au cœur de la tempête n’a pas contribué pas à restaurer sa crédibilité. Ses excuses publiques réitérées et son annonce de laisser la conduite des affaires intérieures au premier ministre elle même ne gardant que la diplomatie et les questions de défense renvoient l’image d’une Présidente aux abois.


Tout au long du mois de novembre, l’ampleur des manifestations exigeant sa démission ont accru la perception d’une instabilité croissante de l’exécutif sud-coréen. Aucun terrain d’entente ne semble devoir être trouvé avec la classe politique. Le clan démocrate, conduit par l’ancien candidat à l’élection présidentielle de 2012, Moon Jae-in, apparaît résolu à accélérer la crise en cours, qui ne peut que lui profiter, et à mettre en œuvre une procédure d’« impeachment ». Il y est fortement soutenu par le Parti du Peuple, très populaire auprès des étudiants, du personnel enseignant et d’autres acteurs sociaux moteurs de la contestation en cours.


Le 29 novembre, l’annonce de Madame Park, se disant prête à partir sous réserve d’une décision de l’Assemblée nationale sud-coréenne, ne peut que prolonger la paralysie politique du pays. Sans doute faut-il y voir une manœuvre de la Présidente pour neutraliser le lancement de la procédure de destitution.


Une politique de sécurité nationale en suspens


L’heure est toujours aux interrogations sur la portée de l’influence de Madame Choi et sa capacité à peser sur les choix de sécurité nationale sud-coréenne. L’accès à des documents de caractère confidentiel trouvés sur son ordinateur portant sur le Japon et la Corée du Nord laissent entrevoir que certaines initiatives de Madame Park en direction de ces deux pays aient été dictées par sa confidente.


La ligne sans concession prise envers la Corée du Nord depuis le début de l’année 2016, dont la fermeture du complexe industriel de Kaesong, lui serait imputable. Madame Choi aurait en effet persuadé la Présidente de l’imminence de l’écroulement de la Corée du Nord. De la même façon, on attribue à son influence le revirement soudain de madame Park vis-à-vis de la Chine et son choix, très controversé, de s’engager dans le projet de defense antimissiles, Thaad, Terminal High Altitude Air Defense_ avec les États-Unis (https://theconversation.com/leternel-retour-de-la-defense-antimissile-en-asie-du-nord-63205).


Réels ou biaisés, ces éléments jettent désormais une ombre sur la crédibilité des derniers choix stratégiques de la Présidente sud-coréenne. Inquiets devant les signaux de faiblesse que la Corée du Sud paraît envoyer, les États-Unis ont souhaité faire une mise au point rassurante. Selon les propos du responsable du Département d’État américain en charge de l’Asie de l’Est et du Pacifique, Kurt Campell, les remous autour de la Présidente n’affectaient en rien l’alliance de sécurité américano-sud-coréenne. Le déploiement du système de défense antimissiles américain devrait ainsi être mis en place avant la fin de l’année.



La présidente sud-coréenne menacée d’« impeachment ». Jung Yeon-Je/AFP

Pour autant, l’élection de Donald Trump introduit un élément d’incertitude majeur sur les orientations de l’administration républicaine vis-à-vis de ses deux principaux alliés en Asie du Nord, la Corée du Sud et le Japon. Le thème du partage du fardeau sécuritaire n’est pas nouveau. Toutefois, la Corée du Sud y apparaît plus mal préparée que le Japon. Une réduction potentielle du volume des troupes américaines stationnées en Corée implique que les forces armées sud-coréennes soient prêtes à les relever.


La Corée du Sud a confié le commandement opérationnel de ses troupes en temps de guerre aux États-Unis. Le transfert, prévu en 2012 puis en 2015 a été reporté en raison du développement de la menace nucléaire et balistique nord-coréenne. Or quels que soient les contours de la future politique nord-coréenne de Donald Trump et sa capacité à amorcer un dialogue avec Pyongyang, on ne voit pas la Corée du Nord renoncer à son statut autoproclamé d’État nucléaire. Mais on ne voit pas non plus la Corée du Sud s’engager dans un programme nucléaire militaire afin d’établir une parité dissuasive comme conseillé par ce même Donald Trump durant sa campagne.

Thursday, December 8, 2016

Affaire Jacqueline Sauvage : la justice démunie face aux femmes sous emprise de leurs conjoints

La mobilisation se poursuit autour de Jacqueline Sauvage, devenue un symbole des victimes de violences conjugales. Les associations féministes appellent à un rassemblement le 10 décembre à Paris, au Trocadéro, pour demander une nouvelle fois sa libération. Cette femme, condamnée à dix ans de prison pour le meurtre de son mari dont elle subissait les violences et les abus sexuels, a en effet vu rejeter le 24 novembre, en appel, sa demande de libération conditionnelle. Peu après, ses filles ont déposé à l’Élysée une demande de grâce « totale », faisant suite à la grâce « partielle » obtenue précédemment du président de la République François Hollande.



À la veille de ce rassemblement, la manière dont la cour d’appel de Paris a motivé son refus mérite réflexion. Selon le tribunal, cette femme de 68 ans « peine encore à ce jour à accéder à un réel et authentique sentiment de culpabilité » et « continue à se poser en victime tout en remettant en question l’élément d’intentionnalité » dans son acte. Une femme, donc, tue son mari après des décennies de calvaire, ce qui lui vaut une condamnation – le meurtre n’étant jamais acceptable, quelles que soient les circonstances. Cependant, on voit que la condamnation seule ne suffit pas. Il lui faut recevoir, aussi, une leçon de morale. Pour obtenir sa libération, Jacqueline Sauvage devrait faire publiquement acte de contrition. Qu’elle se sente coupable au plus profond d’elle-même – ce que suggère mon expérience de psychologue et d’expert judiciaire – n’est manifestement pas suffisant.


Un « authentique sentiment de culpabilité » chez les hommes violents ?


De façon saisissante, le tribunal correctionnel de Reims avait tenu le 25 novembre une audience « spéciale » en regroupant 14 affaires de conjoints violents envers leurs femmes. A-t-on demandé à ces hommes, comme à Jacqueline Sauvage, de manifester un « authentique sentiment de culpabilité » pour leurs actes ? À lire le compte-rendu de l’audience dans les médias, il semble bien que non.


Un seul exemple, celui d’un prévenu de 43 ans :



« Il serre la barre de ses mains, qu’il a fortes parce qu’il “fait de la couverture”, et martèle : “Je n’ai jamais été violent envers les femmes”. La sienne, suite à leur séparation difficile, a dû obtenir sept jours d’interruption totale de travail [ITT] après une altercation dans la rue. “Elle m’a poussé à bout”, se justifie l’homme, doudoune bleue sur le dos. Minimisant les faits, il reconnaît tout de même une addiction à l’alcool, avant de glisser que “madame aussi a un problème avec l’alcool”. »



Je n’ai jamais rencontré Jacqueline Sauvage mais je connais, comme tous les cliniciens, beaucoup de « Mme Sauvage ». La plupart n’ont pas le sursaut qui consiste à se dresser contre l’auteur des violences, tenues comme elles le sont par la conviction d’être coupables du dysfonctionnement de leur couple. La cour d’appel, qui fustige l’absence de culpabilité chez Jacqueline Sauvage, ne semble pas avoir réalisé que c’est précisément de culpabilité qu’une femme meure tous les 3 jours sous les coups de son conjoint.


« Elle se mettait en situation d’accepter son emprise »


Ainsi de Mme V., une femme de 47 ans, dont 28 à endurer des violences conjugales et des humiliations. Après une nuit et une journée cauchemardesques, la réaction salvatrice d’un proche aboutit à l’arrestation de son mari. Dans son affaire, l’expertise que j’ai réalisée pour le juge d’instruction décrit comment s’est construit son sentiment de culpabilité. « Elle ne s’est pas culpabilisée toute seule de ce qui se passait. De façon réitérée, elle s’entendait dévalorisée par les propos de son mari, et même se faire reprocher d’être la source de sa violence : quand elle espérait au moins un repas de famille qui se passe calmement et que Monsieur se mettait à crier, il lui disait que c’était de sa faute parce qu’elle avait dit quelque chose qu’il ne fallait pas. » Mme V. « s’est très vite fragilisée elle-même par son insécurité intérieure et l’idée récurrente que son compagnon pouvait changer » […]. « Comme d’autres victimes de la violence domestique, elle ne pouvait pas percevoir et concevoir que plus elle pensait cela, plus elle se mettait en situation d’accepter son emprise ».


Les femmes victimes de violence conjugale souffrent en fait d’une triple culpabilité. La culpabilité face à leur agresseur, d’abord. Elle leur fait penser que leur compagnon est gentil sur le fond, et que ce sont elles qui sont imparfaites et ne donnent pas satisfaction. La raison ? Petites, elles n’étaient pas l’enfant « idéale » que leurs parents auraient souhaité. Ou bien elles voyaient, déjà, l’homme-père humilier, crier, frapper, toujours pour de « bonnes » raisons. Ce sentiment de culpabilité est le moteur de l’emprise – conduisant celui qui l’exerce à la neutralisation du désir d’autrui, c’est-à-dire la réduction de toute altérité et de toute différence, l’abolition de toute spécificité, pour reprendre la définition du psychanalyste Roger Dorey. L’emprise transforme le sujet en un « objet » passif, sans autonomie de pensée, et qui ne se rebelle pas contre son possesseur-bourreau puisque la culpabilité vécue interdit toute représentation positive de soi.


La honte, le prix à payer pour avoir ignoré les avertissements


Il existe une deuxième source de culpabilité. Par honte, ces femmes n’osent pas se confier à leurs proches, parce qu’elles sont persuadées d’y perdre leur estime. C’est encore pire quand l’entourage, et notamment les parents, les ont mises en garde contre l’homme qui est devenu leur conjoint. Pour avoir ignoré les avertissements de leurs proches, elles se sentent encore plus coupables face à l’emprise, comme si c’était le prix à payer pour s’être senties « fortes » et n’avoir pas voulu écouter. Cette culpabilité-là est infantile, quand la première naît de l’ambivalence face à l’homme idéalisé qu’elles s’illusionnent à croire amendable.


Enfin, la culpabilité vient aussi comme conséquence du traumatisme. « La culpabilité est ce qui marque toute victime, écrit le professeur de médecine légale Liliane Daligand. C’est avec elle et par elle que le rapport à l’autre peut à nouveau s’établir après le trauma. Encore faut-il que ce sentiment de culpabilité soit entendu et accepté par les personnes qui accompagnent les femmes violentées ou battues : entourage, associations d’aide aux victimes ou thérapeutes.


Ces femmes se voient souvent reprocher d’être restées – ou même retournées – auprès de leur conjoint, comme le fit Jacqueline Sauvage durant quatre décennies. Contrairement à certaines idées reçues, elles ne restent ni par masochisme, ni par la seule peur de la vengeance de leur compagnon. En fait, elles sont dépourvues de stratégie pour échapper à la situation et ne savent pratiquer que l’évitement ou la soumission pour ne plus avoir à supporter le poids de cette triple culpabilité. C’est ce que le professeur Martin Seligman, ancien président de l’Association américaine de psychologie, a nommé « l’impuissance apprise », ce sentiment d’impuissance permanente qui résulte du vécu quand un sujet est plongé dans une situation sur laquelle il ne peut agir.


Une pulsion de haine primitive


La cour d’appel de Paris, par ignorance de la dynamique délabrante de cette culpabilité, appuie dans sa décision là où ça fait mal. En arriver à tuer son conjoint violent entraîne une sur-culpabilité, difficile à supporter pour un psychisme en miettes. Le geste fatal résulte d’un intense moment de régression, d’une pulsion de haine primitive semblable à celle de Caïn face à son frère Abel, quand le sujet n’a plus d’autre pensée que « c’est lui ou moi ». Il en résulte une culpabilité abyssale, sans commune mesure avec la « réflexion » à laquelle la cour invite Jacqueline Sauvage, dans l’idée de l’entendre reconnaître que c’est mal de tuer – ce qu’elle ne sait que trop bien.



En réclamant de Jacqueline Sauvage un « authentique sentiment de culpabilité », la cour d’appel de Paris refuse de voir l’évidence. Nul ne sort indemne d’avoir laissé parler cette haine-là, fut-ce à l’égard d’un bourreau. La culpabilité demeure une fois l’acte commis, et on ne voit pas de raison pour laquelle elle n’accablerait pas Jacqueline Sauvage comme d’autres femmes qui ont connu, avant elle, un tel sursaut. Cela ne regarde ni le tribunal, ni la société, car il s’agit pour la plupart des victimes de violences d’une détresse intime, complexe, cauchemardesque même.


Le repentir n’est pas une peine prévue au Code pénal


Dans son jugement, le tribunal confond deux choses : la culpabilité et la repentance. Inviter Jacqueline Sauvage à se repentir sous peine de rester en prison, c’est reproduire une forme de chantage implicite qu’elle a sans doute bien connu avec son mari violent. Or jusqu’à preuve du contraire, le repentir ne figure pas dans les peines prévues au Code pénal.


La justice en premier lieu, et la société dans son ensemble, sont coupables, elles, de ne pas avoir aidé Jacqueline Sauvage à échapper à l’emprise de son conjoint. Il est regrettable que la cour d’appel de Paris n’ait pas su se rappeler les fortes paroles de l’avocat général Luc Fremiot en 2012, lors du procès d’Alexandra Lange, qui avait tué son mari après 11 ans de calvaire et fut acquittée. « Quelle serait la crédibilité, la légitimité de l’avocat de la société qui viendrait vous demander la condamnation d’une accusée, s’il oubliait que la société n’a pas su la protéger ? » En exigeant de femmes comme Jacqueline Sauvage qu’elles donnent des gages de leur sentiment de culpabilité, la justice ne fait que les maintenir dans l’impuissance.

Quel enseignement des religions dans un contexte laïque ?

Dans une recommandation adoptée en 2005 et intitulée « Éducation et religion », l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe indique que les gouvernements devraient encourager l’enseignement du fait religieux et promouvoir le dialogue entre les religions.


Ce texte précise également que l’école, en ce qu’elle forme l’esprit critique des futurs citoyens, doit également les former au dialogue interculturel et que cet enseignement doit s’inscrire dans les respects des valeurs de la Convention européenne des droits de l’Homme.


Des approches différentes


À l’échelle européenne, on peut identifier trois types d’attitude à l’égard de l’enseignement des religions.


Il y a celui du « teaching into religion », dont l’Allemagne est un exemple. Ici, un enseignement confessionnel des religions à l’école ou des cours de morale laïque non confessionnelle pour ceux qui le souhaitent sont prévus. Les élèves sont donc distingués en fonction des choix qu’ils font en matière d’orientation religieuse et philosophique.


Le second cas de figure concerne celui du « teaching about religion » : il consiste en un enseignement non confessionnel des religions et convictions pour tous les élèves ; c’est notamment le cas au Danemark et en Suède.


La troisième orientation, celle choisie par la République française, consiste à opter pour un enseignement transdisciplinaire visant à traiter les faits religieux à travers les différentes disciplines scolaires.


En 2009, un cadre européen de référence sur les conditions d’un enseignement public des religions était proposé par Luce Pepin et invitait à réfléchir sur ce que devrait être un tel enseignement dans un contexte laïque.


Celui-ci – qui n’a donc rien d’une catéchèse – se doit d’être neutre, objectif et de reposer sur une mise à distance documentée des faits. Il doit être pluraliste et ouvert, prenant en compte les différentes expressions du fait religieux. La réflexion de Luce Pepin insistait également sur le fait que ce cadre doit s’appliquer à tous les élèves : il est donc nécessaire de prévoir un temps suffisant dans les programmes, une excellente formation des enseignants, un matériel pédagogique adapté ainsi qu’une déontologie claire.


En France, dans le public et dans le privé


L’ex-culturation du religieux dans le contexte de la France ultra-moderne, ainsi que la manifestation d’un nouveau pluralisme convictionnel, peut impliquer un déficit de formation et de références des personnes en charge d’aborder ces questions ; ces dernières peuvent s’en trouver démunies ou imparfaitement outillées. Elles peuvent également craindre de sortir du cadre laïque, ne pas être en mesure de répondre aux éventuelles questions des élèves ou, selon le contexte et l’environnement, de susciter des tensions.


Du côté de l’enseignement privé catholique, la tentation peut également exister de vouloir confier l’ensemble des questions traitant du fait religieux aux agents de pastorale. Une telle approche pose un problème car elle exclut celui-ci du domaine scientifique et l’ensemble des élèves n’est plus concerné. En outre, le risque de syncrétisme est manifeste et l’agent de pastoral ne saurait donc remplacer l’enseignant dans sa mission de transmettre certaines connaissances relatives au fait religieux.


Des implications pour chaque discipline


Réfléchir aux enjeux et aux difficultés de l’enseignement religieux à l’école pour chaque discipline est également nécessaire.


Le Conseil de l’Europe s’est ainsi mobilisé sur la question du créationnisme dans l’enseignement des sciences. Une résolution de 2007 rappelle que ce courant de pensée ne peut prétendre être une discipline scientifique. Il est donc important d’initier les enfants et adolescents au fait qu’il existe différents régimes de vérité. Comme le soulignait Paul Ricœur, les mythes peuvent néanmoins enseigner des choses essentielles concernant les réalités humaines.


Prenons l’exemple de l’Histoire : il serait incomplet d’aborder la question de son enseignement sans admettre une dimension métaphysique visant à lui donner sens. On pense ici à Jeanne d’Arc, considérée tour à tour comme figure républicaine anticléricale ou sainte catholique et souvent instrumentalisée par différents courants politiques…



Claude Frollo, un des héros de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. BNF Gallica

Et pour l’enseignement de la littérature, il est difficile d’imaginer que puisse être abordée l’œuvre de Victor Hugo sans référence chrétienne. Ainsi, dans Notre-Dame de Paris, l’écrivain romantique fait regretter au personnage de Claude Frollo, archidiacre de Notre-Dame, le fait que l’imprimerie provoquera le déclin de l’architecture religieuse. Cet argumentaire est impossible à comprendre sans un minimum de références concernant les enjeux de la Réforme protestante et de la pluriconfessionalisation du christianisme.


Il ressort de ces exemples non seulement la nécessité de traiter des questions de faits religieux mais, plus encore, de tenir compte de la dimension métaphysique de ces faits, sans pour autant tomber dans la catéchèse ou le prosélytisme.


Des solutions existent pour permettre aux enseignants de bénéficier d’outils pédagogiques à la préparation de leur enseignement, à l’image de la formation Agapan.fr. Tenant compte du choix de la France et du cadre européen, cette formation e-learning, mise en place avec le soutien des différents responsables de cultes, sollicite des personnes de différentes traditions religieuses en vue de transmettre les éléments historiques, anthropologiques et convictionnels des grandes religions et systèmes de pensées.

La laïcité, valeur essentielle de la République

Depuis 2011, date de l’instauration d’une « journée nationale de la laïcité », le monde scolaire est fortement incité à célébrer l’anniversaire de la loi de 1905, loi de Séparation de l’Église et de l’État. Cette journée est instituée par une résolution du Sénat adoptée le 31 mai 2011 et la proposition de résolution enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 28 mars 2013.


Pour Claude Domeizel (PS) co-auteur du texte, la laïcité n’a pas à être débattue car elle se vit en tant que principe fondateur de la République et cette journée a pour ambition d’en faire la pédagogie. En effet, depuis 1984, des rapports soulignent que la laïcité, héritage essentiel de la Révolution, est menacée. Notre société souffre d’un effritement des valeurs, d’un cloisonnement des communautés.


Les événements tragiques de 7 janvier et du 13 novembre 2015 n’ont fait que confirmer la nécessité de se mobiliser autour des valeurs de la République.


Pour penser l’éducation à la laïcité lors d’une telle journée, il faut en questionner deux aspects : la laïcité en éducation et l’éducation à la laïcité dans une dimension éthique (c’est-à-dire interroger la notion de valeur elle-même) et axiologique (se demander ce que peut/doit signifier la transmission desdites valeurs).


Un principe hérité des Lumières


Les événements de 2015 révèlent pour une part l’insuffisance de la transmission des valeurs Républicaines au sein de l’école malgré un enseignement civique et moral et une volonté politique de les faire partager.


Il faut tout d’abord penser le concept de laïcité, héritier de la philosophie des Lumières, dans sa fonction émancipatrice. Le terme est issu du latin laicus, qui signifie « commun », lui-même venu du grec laos, le peuple. Le peuple ordinaire, la foule, la masse, qui s’oppose au demos, le peuple « politique », la communauté civique. L’histoire des cités grecques et de leur invention de la « démocratie » montre qu’elles tentaient déjà d’organiser l’espace public et politique de la Cité autour de l’agora, lieu de la prise de parole des citoyens, et donc – en ce qui concerne Athènes – hors de l’Acropole et des édifices religieux.


Genèse d’un idéal


Au XVIIIᵉ siècle, l’esprit des Lumières se répand et les philosophes dénoncent les persécutions religieuses perpétrées au nom de la religion. Voltaire rappelle dans son Traité de la Tolérance : « On sait assez ce qu’il en a coûté depuis que les chrétiens disputent sur le dogme : le sang a coulé, soit sur les échafauds, soit dans les batailles, dès le IVᵉ siècle jusqu’à nos jours ». Pour le philosophe, l’ordre public n’a nul besoin d’une contrainte religieuse.


À la révolution, la monarchie de droit divin est remplacée par le peuple désormais souverain. C’est une première expérience historique d’une société décidée à s’émanciper de l’autorité de la religion : la souveraineté ne vient plus de Dieu, mais du peuple. Grâce à la liberté de conscience et à l’égalité devant la loi, proclamée dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789, émerge et grandit l’idée de laïcité. L’article 10 proclame : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leurs manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la loi ».


Les philosophes des Lumières n’ont pas oublié l’école. Le 20 avril 1792, Condorcet présente devant l’Assemblée législative le « Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique » et déclare : « Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes […]. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux ». Le 13 juillet-13 août 1793, le plan d’éducation élaboré par Michel Lepelletier est amendé et adopté par la Convention. « Je désirerais, que pendant le cours entier de l’instruction publique, l’enfant ne reçût que les instructions de la morale universelle, et non les enseignements d’aucune croyance particulière », dit Robespierre qui le présente.


Au XIXᵉ siècle, la lutte entre l’Église et l’État


Le XIXᵉ siècle est marqué par un ensemble de luttes acharnées entre les Églises et l’État, faites d’avancées et de reculs. La loi Falloux apparaît par exemple comme une victoire de l’Église et une revanche sur les Lumières.


Lors de la séance du 15 janvier 1850 à l’Assemblée législative, Victor Hugo s’élève contre ce projet et déclare : « Je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement ; mais je veux la surveillance de l’État ; et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’Etat laïque, purement laïque, exclusivement laïque ». Il s’adresse ensuite au parti ultramontain : « Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. […] ». La loi est pourtant votée.


Sous la IIIᵉ République, de 1870 à 1904, l’enseignement est au cœur du débat politique. Une nouvelle génération de républicains placent l’humanité à la place de Dieu, le progrès à la place de la Révélation et défendent le principe de séparation des Églises et de l’État. Jules Ferry proclame : « La conscience humaine peut fonder une morale sociale et se passer de béquille théologique ». La laïcisation de la société civile est pour lui un préalable à la séparation des ÉgliseS et de l’État. La loi la plus connue est celle du 28 mars 1882, qui institue une école gratuite, obligatoire et laïque pour tous, reposant sur les droits de l’homme, la liberté de conscience et les principes de liberté et d’égalité. Ferdinand Buisson précise : « […] Nous n’avons pas le droit de toucher à cette chose sacrée qui s’appelle la conscience de l’enfant ».


La loi de 1905 institue la laïcité en séparant les Églises et l’État. Elle garantit le respect de la liberté de conscience et implique la neutralité de l’État à l’égard des opinions et des croyances. Pour Ferdinand Buisson, président de la mission parlementaire, il s’agissait de faire de « l’œuvre de laïcité de l’État non un acte de combat ou un instrument de vengeance, mais au contraire un acte de pacification sociale ». Ainsi la mise en place de l’instruction civique (1882) et la loi de 1905 s’inscrivaient dans un contexte d’instauration de la République dans un contexte de tension avec l’Église catholique et une volonté affirmée de s’émanciper de cette référence morale et sociale discutable.


Rappeler cet héritage historique, philosophique et spirituel de notre humanité permet de comprendre le chemin de la conquête de l’esprit de liberté : aucune société ne l’a sécrété spontanément. Et en tant que conquête, elle n’est jamais acquise de manière définitive. Mais connaître les faits ne suffit pas à éduquer à la laïcité. Dans le contexte actuel, la nécessité de faire partager les valeurs de la République a pris tout son sens et ne date pas de janvier 2015. La mission du partage des valeurs de la République figure dans la loi depuis 2005 et a été réaffirmée par la loi sur la refondation de l’école en 2013. Elle est d’ailleurs la première compétence des métiers du professorat selon le Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation.


Faire partager les valeurs de la République


Abdennour Bidar consacre son dernier ouvrage à cette question : « Quelles valeurs partager entre nous tous, sans frontières de culture ni de convictions ? Et comment les transmettre à nos enfants ? Deux véritables défis pour nos sociétés devenues très muticulturelles, où rien ne semble plus difficile que de se rassembler autour d’un « bien commun », de se remettre tous ensemble sur un chemin de sens et d’espérance au-delà de nos différences de culture, de croyances et de conviction […] ». En effet, dans quelle mesure peut-on éduquer à la laïcité dans une société qui ne parvient pas à réduire les discriminations et où les inégalités sociales et territoriales s’aggravent ?


La formation des enseignants est un des aspects essentiels de la connaissance des valeurs mais aussi des démarches à mettre en œuvre auprès des élèves. Pratiquer la laïcité dans le cadre scolaire, c’est montrer qu’elle seule permet la coexistence des différences et donner aux élèves les outils intellectuels qui leur permettent de la pratiquer dans un équilibre des droits et des devoirs. Toutes les activités éducatives et tous les enseignements disciplinaires participent au fondement des valeurs laïques. Il s’agit avant tout d’aider l’élève, futur adulte, à pratiquer une séparation entre les différents domaines de réflexion (ce qui relève de la science, de la connaissance et ce qui relève des croyances). Autant dire que l’éducation à l’esprit critique, à la pratique de l’argumentation, à l’écoute est essentielle pour intérioriser une laïcité porteuse de liberté, égalité, fraternité.


La journée de la laïcité, résolument ancrée dans une pensée humaniste et une conception universaliste de la société héritière de la philosophie des Lumières, interroge nécessairement les différents acteurs du monde éducatif. Redisons-le haut et fort : la Laïcité est une valeur républicaine qui nécessite qu’elle soit comprise, partagée et défendue lorsqu’elle est menacée. L’expérience montre que l’éducation est fondamentale afin que les jeunes générations intègrent le principe de laïcité comme premier garant de la liberté de conscience de chacun. Aussi, il apparaît opportun qu’une journée lui soit consacrée. Elle ne peut cependant pas suffire à elle seule à transmettre cette valeur qui doit être enseignée et vécue tout au long du parcours de l’élève.

La Journée de la laïcité au prisme de l’histoire de la République

Le 9 décembre prochain sera organisée pour la troisième fois la « journée de la laïcité à l’école » en référence à la loi de 1905. Depuis le dépôt d’un premier projet commémoratif en 2003, les débats qu’il suscite illustrent les enjeux politiques qui se cristallisent autour de la laïcité scolaire et en brouillent la compréhension. Cet article propose de faire un pas de côté en empruntant « les voies traversières de Nicole Loraux » qui nous conduiront à faire un usage raisonné de l’anachronisme en histoire.


Pédagogie de la laïcité et projet de refondation morale


Le 13 juin 2003 fut déposée à l’Assemblée nationale une proposition de loi pour instaurer une « journée de la laïcité dans les établissements publics d’enseignement » afin de répondre aux atteintes à la neutralité de l’école, notamment le port de « signes religieux distinctifs et ostentatoires ». C’est dans ce même contexte politique que fut votée la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ».


La proposition de 2003 fut reprise par le Haut Conseil à l’Intégration dans son rapport de 2010 intitulé « Les défis de l’intégration à l’école », qui proposait pour la première fois la date du 9 décembre pour cette célébration. Une proposition sénatoriale fut déposée en ce sens en 2011, suivie d’une autre de l’Assemblée nationale en 2012 puis en 2013 avec cette fois-ci le soutien de l’Observatoire de la laïcité (avis du 19 novembre 2013).


Il fallut toutefois attendre le 9 décembre 2014 pour qu’une circulaire ministérielle mette en place cette journée dédiée à la laïcité dans l’Éducation nationale. Les actions pédagogiques qu’elle prônait devaient s’appuyer sur la Charte de la laïcité (adoptée le 9 septembre 2013) tout en encourageant la tenue de débats autour de cette valeur dans les établissements scolaires.


Parallèlement à ce processus, le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, diligenta en 2012 une mission sur la morale laïque qui aboutit à l’instauration de l’enseignement moral et civique (EMC) à la rentrée 2015 de la petite section de maternelle à la terminale. Les nouveaux programmes encouragent l’engagement, en particulier celui des élèves dans la réalisation de projets communs.


L’EMC en général, et la pédagogie de la laïcité en particulier, devinrent un enjeu politique majeur après les attentats visant Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher en janvier 2015. Le 22 janvier est ainsi proclamé la « Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République » par Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale.


Ainsi, dans le cadre de la célébration des rites républicains (mesure 2), « une journée de la laïcité sera célébrée dans toutes les écoles et tous les établissements le 9 décembre ». Le « Livret laïcité » publié en octobre 2015 encourage les équipes à multiplier projets et réalisations dans les établissements scolaires à cette occasion.


Enfin, le dernier acte de cette éducation à la citoyenneté est la mise en place d’un « parcours citoyen » à la rentrée 2016, parcours qui fut présenté par François Hollande en janvier 2016 comme un encouragement à l’engagement des élèves mais aussi à la célébration des symboles et rites républicains, la journée du 9 décembre étant un « temps forts » de ce parcours.


Quelle éducation pour quelle citoyenneté ?



« L’éducation doit non seulement instruire mais éduquer. On l’oublie trop souvent. Il lui appartient de transmettre des savoirs mais aussi des valeurs. »
Vincent Peillon, « Refondons l’école », 2013



En invoquant dans son livre-programme l’opposition entre éduquer et instruire, Vincent Peillon place son projet dans le prolongement de ceux des révolutionnaires. Interrogeons justement l’histoire de l’école pendant la Révolution française pour revenir vers « notre présent, lesté de problèmes anciens » comme le suggérait Nicole Loraux. Dans le contexte du Bicentenaire, Dominique Julia publia un article qui résumait l’interprétation des projets scolaires révolutionnaires : « L’éducation révolutionnaire : fille de Sparte ou héritière des Lumières ? ». Une opposition qui appelle des nuances puisque Bronislaw Baczko, autre grand historien de l’école de la Révolution française, insistait quant à lui sur la « continuité du rêve pédagogique » pendant la décennie révolutionnaire dans Une éducation pour la démocratie : textes et projets de l’époque révolutionnaire, paru en 1982. L’historien récemment disparu notait que les tentatives pour instituer une éducation révolutionnée visaient à légitimer le pouvoir politique qui portait ces projets.



François Bouchot, Le général Bonaparte au Conseil des Cinq Cents. Wikimédia

L’insistance sur les rites, symboles et valeurs de la République renvoie, dans le contexte révolutionnaire, à la promotion des fêtes, ces « écoles de l’homme fait » étudiées par Mona Ozouf dans La fête révolutionnaire(1789-1799), paru en 1976. Dans cet essai, l’historienne invente le concept de « transfert de sacralité » auquel souscrit Vincent Peillon, qui définit la Révolution comme un « événement religieux » dans son ouvrage La Révolution française n’est pas terminée, paru avant qu’il ne devienne ministre.


Le Directoire (1795-1799) institutionnalisa un système complet de fêtes républicaines marqué par la célébration de valeurs morales. Célébrer la laïcité est alors un anachronisme, malgré une première séparation de l’Église et de l’État à partir de 1795, qui resta toutefois incomplète. Cette pédagogie de la fête aboutit à un transfert de sacralité qui ne parvint pas à enraciner le régime renversé par Bonaparte le 18 brumaire, les catéchismes républicains étant ensuite remplacés par le catéchisme impérial en 1806.


Vers une pédagogie émancipatrice de la laïcité



« Tant que la laïcité sera essentialisée en un modèle unique, le malaise s’accentuera. »
Jean Baubérot, « Les 7 laïcités françaises », 2015




Fête de la Liberté organisée par le Ministère de l’Intérieur en 1799 (an VII). BnF/Gallica, CC BY

Ce détour par le Directoire interroge le modèle de citoyenneté que sous-tend l’insistance sur la célébration des rites et symboles républicains dans le cadre scolaire, ceci depuis plus de 10 ans. En 2006, dans un article introductif à un colloque sur la citoyenneté révolutionnaire, Bronislaw Baczko distinguait deux modèles de citoyen : un « modèle enthousiaste et militant » et un « modèle rationaliste et individualiste ».


L’injonction à célébrer les rites et valeurs républicains tend à sacraliser une laïcité qui ne peut alors plus être questionnée, s’opposant ainsi au modèle rationaliste de citoyenneté. Pour que les élèves s’approprient cette valeur, que Jean Baubérot souhaite voir « apaisée », la pédagogie de la laïcité doit veiller à « faire valoir sans prescrire ». Voilà l’enjeu de toute éducation à la citoyenneté véritablement démocratique.

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